Nuances, compromis, modération, et le mythe apolitique

Si vous êtes arrivés jusqu’ici, vous savez très bien de quoi je veux parler, et si ce n’est pas le cas, bah, lisez quand même, on ne sait jamais.

Dans un milieu “largement antimilitariste” et “plutôt orienté à gauche” (lol), on a assisté ces derniers jours non seulement à des volées de missiles, méritées ou non, mais surtout à un florilège de procédés rhétoriques qui sont l’apanage de la droite conservatrice (quelle surprise) et qui n’auront dupé aucun militant un peu averti.

Elle aura beau s’en défendre, aujourd’hui, la SF est blanche, principalement masculine, et de droite, et les discussions récentes l’ont encore prouvé. Mais le vrai problème, ce ne sont pas les vieux droitards hardcore avec des idées sclérosées qui débarquent occasionnellement pour pleurnicher à l’aune de “la SF c’était mieux avant”, non : le vrai problème, ce sont toutes celles et ceux qui les tolèrent.

Celles et ceux qui, animé·es d’une vision dogmatique (car ne reposant sur aucun fondement rationnel ou empirique) d’un monde toujours et en tous points en “nuances”, cherchent la nuance à tout prix même dans des mécaniques oppresseur-opprimé pourtant on ne peut plus binaires, le compromis même lorsqu’il est impossible, et enjoignent à la modération même lorsque le sujet est l’avenir d’un pays en train de se métamorphoser en temps réel en état policier totalitaire.

Il serait bon de rappeler que l’allié de choix de l’extrémist/me, c’est le modéré. Le modéré (je vais rester au masculin, à dessein) vient d’une position confortable. Il n’a jamais été réellement confronté au racisme systémique, à la LGBTphobie, ou au sexisme – ou bien les a intégrés ou intériorisés. Pour lui, ce sont des concepts abstraits, pas une réalité vécue ou subie. Tant mieux pour lui, remarquez. Là où ça devient problématique, c’est que parce qu’il connaît une femme/une personne LGBT/une personne racisée, il s’estime apte à parler de ces sujets, et même légitime à en débattre. Qui mieux que lui, d’ailleurs : de par sa position, il se trouve dans une “zone tampon”, et peut donc en parler “à froid”, “avec du recul”, “objectivement”. Modérément. C’est qu’il peut se permettre d’être ami avec tout le monde : ce n’est pas un néo-Nazi qui va le ratonner, il est blanc ; il ne risque pas de se faire harceler ou rabaisser en parlant avec des mecs, c’est un mec ; et puis il a une sexualité normale, alors c’est sûr qu’à part l’énerver, le traiter de pédé, ça lui en touchera une sans faire bouger l’autre.

Évidemment, le modéré ne comprend pas que des gens qui, de leur côté, subissent ces oppressions ou sont confronté·es à leurs itérations systémiques les plus violentes, pratiquent l’entre-soi. Parce que le modéré, intimement convaincu que tout un chacun est constitué de briques élémentaires appelées “nuances”, parle avec tout le monde, et fort de cette expérience, il en a conclu que même les FAFs peuvent être sympa autour d’un verre.

Il suffit de tendre la main. (Insérer gif de bisounours.)

Allez, je laisse le sarcasme de côté. Bien entendu, le modéré est un neuneu qui n’a pas compris grand-chose à la manière dont fonctionne le monde. Parce qu’en vrai, il n’a pas parlé avec (ni vraiment écouté) tout le monde. En fait, il a surtout parlé avec et écouté d’autres modérés comme lui, ou bien des extrémistes (par flemme intellectuelle, ou par syndrome du sauveur : “je suis sûr que s’il m’écoute, il va changer !”). Les concerné·es sont des personnes radicales (pour lui, la binarité, c’est le mal, rappelons-le, parce qu’il ne fait pas la différence entre binarité et manichéisme) avec lesquelles aucun compromis n’est possible, or le modéré ne jure que par le compromis, parce que c’est l’application concrète de l’injonction à la nuance.

Mais le monde n’est pas toujours en nuances : le monde est complexe.

Trop complexe pour lui.

Ce sont chez les modérés qu’on trouve ces personnes qui se prétendent “ni de gauche, ni de droite”, et qui modèlent leur propre vision du monde de manière à en évacuer les aspects déplaisants – parce que tout est politique, mais eux choisissent de proclamer que rien ne l’est, comme si y croire très fort suffisait à créer une réalité enchantée où leurs sujets de prédilection (mettons, la SF) seraient des zones démilitarisées, expurgées de toute dimension politique. C’est une attitude déconnectée de la réalité qu’on pourrait se contenter de taxer de naïve si elle ne profitait pas aux extrémistes, car la neutralité profite toujours à l’oppresseur (et je vous renvoie au paradoxe de la tolérance de Karl Popper si vous avez besoin d’un rafraîchissement sur une clé de voûte du militantisme). Le “mythe apolitique”, c’est l’illusion qu’on peut se prétendre ni de gauche, ni de droite : désolé de casser votre groove, mais si vous êtes apolitique, vous êtes de droite par proxy.

Les membres de la Red Team ont choisi leur camp, ce n’est pas le mien – ni celui d’une partie du fandom. Ces autrices et ces auteurs sont complices des violences policières, des projets de fichage politique du gouvernement, et plus généralement d’un état totalitaire aux méthodes fascistes. Je ne fais pas de compromis avec ces gens-là.

Et je n’ai nullement l’intention de tolérer celles et ceux qui les défendent aujourd’hui et les défendront demain.

Tout ça pour dire que je vous vois appelant au calme et à la modération, à ressouder la “grande famille de la SF” – qui n’a jamais existé (mais souvenez-vous, les modérés et leur wonderland enchanté…), à tomber “d’accord sur un désaccord” (comme si droite et gauche c’était une question d’opinion du genre thé ou café…), à être bienveillant et respectueux (enfin, j’ai quand même remarqué qu’on peut être irrespectueux, mais du moment que c’est avec un émoji clin d’œil, ça passe), bref : à rester des ami·es.

Eh bien, moi, je ne suis pas votre ami.

Moi, je vais foutre le bordel.